mercredi 6 mai 2015

Animaux de Dieu, animaux du diable: le bestiaire du Moyen Âge

Les hommes du Moyen Âge savent observer la faune. Mais, nous explique Michel Pastoureau dans son ouvrage Bestiaires du Moyen Âge (Seuil), ce n'est pas l'observation réaliste qui les intéresse mais plutôt une sorte de vérité métaphysique et religieuse qu'ils recherchent. Si Dieu a fait l'homme à son image et pas les animaux, on peut penser d'abord que ce sont des êtres inférieurs. Toutefois, ils sont aussi des créatures de Dieu et il faut chercher chez eux un enseignement, une signification, parfois un modèle pour les hommes. 
C'est justement la fonction des bestiaires. On désigne sous ce nom, en particulier aux XII° et XIII° siècles, des recueils qui décrivent les propriétés (réelles ou imaginaires) des animaux, pour en tirer des enseignements moraux et religieux. Leur aspect, leurs mœurs et leur comportement, mais aussi des légendes ou croyances les concernant, conduisent à leur attacher une symbolique forte: le lion, qui passe pour dormir les yeux ouverts est un symbole de vigilance et s'apparente au Christ qui veille sur les hommes. Par contre, le porc qui fouille le sol sans lever les yeux vers le ciel symbolise l'homme pêcheur qui préfère les biens matériels terrestres à l'espoir de la vie après la mort. 
La pensée médiévale établit donc un lien entre ce qui est apparent (aspect) et ce qui est caché (signification): L'hirondelle préfère les bienfaits du ciel au confort terrestre; la preuve, c'est qu'elle est censée se nourrir, boire et dormir en volant, on la trouve ainsi représentée en train de boire la pluie qui tombe du ciel, sans se poser sur le sol. Les grues qui accomplissent de grands voyages et sont capables de monter haut dans le ciel, sont également vertueuses et considérées comme intelligentes, solidaires et vigilantes.  (Ci-dessus: Grues, vers 1195, 1200. L'attribut qui permet de reconnaître la grue est le caillou qu'elle a dans la patte: Quand, au cours de leurs grands voyages, elles se posent pour dormir, une seule d'entre elles veille, et pour ne pas succomber au sommeil, elle tient un caillou dans sa patte. Si elle 'endort, le caillou tombe et la réveille. La grue est ainsi symbole de vigilance, elle est comparée au pasteur qui veille sur ses ouailles avec sa foi intense.)
Avant le XIIème siècle, les animaux n'étaient pas représentés pour eux-mêmes. Ils faisaient partie d'une scène, d'un décor, étaient accessoires. Mais avec les bestiaires, ils viennent désormais sur le devant de la scène. L'influence de ces ouvrages destinés à célébrer le Créateur et à enseigner les vérités de la foi s'étend dans de nombreux domaines: littérature, sculpture, armoiries, proverbes. Ils font partie de l'histoire culturelle, plus que de l'histoire naturelle. 
Parmi les animaux christiques, on trouve le cerf. Il est en effet le symbole de la résurrection car ses bois repoussent chaque année et sont une arme contre les forces du mal. Même son  nom latin,  cervus,  s'apparente à l'un des qualificatifs associés à Jésus, servus. Le cerf était peu apprécié des Romains, et l'Eglise s'est efforcée de le transformer en créature christologique. Il est symbole de longévité (il pourrait vivre 1000 ans!), de rapidité et de résurrection. (Ci-dessus: Cerfs. vers 1180-1190) 
De plus il est l'ennemi du serpent, qui, on le sait, est une créature de Satan. Le cerf force le serpent à sortir de son trou en le remplissant d'eau. Une fois le serpent sorti, le cerf le tue et le mange. Mais le serpent est tellement venimeux, même mort, que le cerf doit ensuite chercher une fontaine ou une source pour s'y abreuver. Référence à un verset biblique (psaume 41) où "l'âme de l'homme juste cherche le Seigneur de la même façon que le cerf assoiffé cherche l'eau de la source." Le cerf est donc un animal vertueux, pur, image du bon chrétien et même substitut du Christ. Il est tout l'inverse du sanglier, "bête immonde, malfaisante, incarnation des ennemis du Christ. Il est laid, noir, "hérissé", il sent mauvais, il fait du bruit, il vit dans les ténèbres: c'est en tout point une créature démoniaque."  

La pensée médiévale fonctionne par analogies et oppositions. Tout comme le cerf, la belette est ennemie du serpent et se trouve donc parée de toutes les vertus. La blanche colombe, symbole de pureté, de douceur et de fidélité, est un oiseau divin qui s'oppose au corbeau noir dont il faut se méfier. Le noir est en effet un attribut démoniaque, et un chat noir est une véritable incarnation de Satan!
Le symbole du mal est d'ailleurs associé à tous les animaux nocturnes. Voir la nuit est le propre des créatures de l'enfer: chat, loup, renard, chouette, chauve-souris ont été largement victimes de cette assertion. Car la nuit, selon le commandement de Dieu, tout bon chrétien doit dormir. Ceux qui ne dorment pas se livrent à des activités malfaisantes, des pratiques magiques ou des cérémonies hérétiques (comme les Cathares, associés au Chat). 

Parmi ces animaux démoniaques, le renard, que l'on dit rusé, est avant tout le symbole du mensonge et de la trahison. Sa couleur en est d'ailleurs la preuve: il est roux, comme Judas. De plus, par une association d'idées qui nous semble aujourd'hui assez étrange, on rapproche le nom latin du renard (VULPUS) d'une expression latine signifiant QUI VIREVOLTE AVEC SES PIEDS.  Cela voudrait dire que le renard  ne marche pas droit, c'est un fourbe de corps et d'esprit. Comme lui, les hommes pécheurs "avancent dans la vie par des chemins détournés, ne regardent pas en face les vérités de la foi, tournent le dos aux appels du Seigneur." Les hypocrites qui se rendent à l'Eglise mais "y rentrent de biais" comme le renard sont de grands pécheurs. Perfide, le renard est donc une représentation du diable, et ses ruses ne servent qu'à attirer les hommes sur le mauvais chemin. 
(Ci-dessus: Renard, vers 1240)
Certaines significations sont cependant moins tranchées: si le renard, la chouette, la chauve-souris et le serpent sont nettement animaux du diable, si le lion, le cerf, la belette et la colombe sont quant à eux vertueux, il en est d'autres plus ambivalents, qui présentent à la fois certaines qualités et certains défauts. Ainsi l'âne est valeureux et ne se plaint jamais dans le travail, mais il est têtu et stupide; Le cygne blanc est un symbole de vertu, mais cette blancheur immaculée ne dissimule-t-elle pas des vices cachés?

Certains animaux, célébrés par toutes les mythologies païennes, ont été choisis par l'Eglise pour devenir des symboles impies. Nous l'avions vu avec le serpent. C'est aussi le cas du corbeau. Loué dans l'Antiquité comme un oiseau doué d'intelligence et de mémoire, oiseau sacré des Celtes, des Germains ou des Slaves, il entre avec le Christianisme dans le bestiaire du Diable: "image de l'homme pécheur, noirci par la boue de ses fautes ou incarnation du démon et de toutes les forces du mal." Voleur, glouton, il ne respecte ni le Carême ni le jeûne du vendredi. Il est hypocrite et met son intelligence au service du mal. 
Par la suite, la symbolique du corbeau va continuer à se dévaloriser: dans les fables ou les proverbes il est oiseau de mauvais augure, que l'on veut exterminer. Pourtant, on sait aujourd'hui que le corbeau est non seulement le plus intelligent des oiseaux, mais aussi probablement le plus intelligent de tous les animaux, à l'égal des grands singes, et bien devant le porc ou le dauphin. "Le contraste est immense entre le statut scientifique de cet oiseau, vedette de tous les savoirs, et les traditions populaires qui ne voient en lui qu'un méchant oiseau noir et néfaste qu'il faut fuir et massacrer."(Ci-dessus: Corbeau, vers 1240-1250)
Une fois de plus, on voit que l'image véhiculée par l'Eglise il y a environ 800 ans a la vie dure. Le corbeau, comme le serpent, la chouette ou la chauve-souris,  a encore besoin de réhabilitation! 

Outre les nombreux animaux présents dans les bestiaires du Moyen Âge, j'aurai l'occasion de vous parler des créatures fabuleuses comme la licorne ou le basilic, qui à l'époque étaient tout aussi réels que le cerf ou le serpent.
A bientôt!

D'après: Bestiaires du Moyen Âge, de Michel Pastoureau. Ed. Seuil. Les images ci-dessus sont extraites de l'ouvrage.

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